Le guet-apens libyen

 Franchir la Libye en ULM eut dû être une formalité. Pas que le pays du colonel Kadhafi soit connu pour ses vertus d’accueil mais car par le passé récent, plusieurs de nos pilotes y avaient développés des contacts, disons jusque-là efficaces, afin de survoler le pays. Cette-fois ce ne sera pas pareil…

Nous atterrissons à Bengazi : Deuxième ville du pays après Tripoli. Première ville industrielle de la dictature du colonel aux amazones. A peine les roues de nos quatre ulm posées sur le tarmac que nous allons très rapidement être mis au parfum. Pour éviter tout problème, nous avons pris un agent local. Précisément ce sera le début des soucis… L’agent, c’est Monsieur Nasser. Il est bien entendu qu’il fera tout pour nous aider… contre monnaie sonnante et trébuchante… Contrat rempli, mais à moitié : Il ne fera rien pour nous aider … mais empochera ladite monnaie. Monsieur Nasser  guide la manœuvre depuis Tripoli où nous sommes sensés poser nos avions le lendemain. Il a donc mandaté un « sous-agent » ; lui aussi sensé nous aider… L’hospitalité libyenne va se manifester à nous au grand jour. Le « sous-agent », rondouillard, affichant volontiers l’air niais du roublard, nous demande d’abord nos passeports ; nous précise qu’en tant que « Crew » tout ira vite (« five minutes ») et qu’il ne faut pas dire que nous avons des visas libyens en bonne et due forme… cela ralentirait la manœuvre… En confiance, nous lui cédons donc nos documents. En réalité il s’en servira comme monnaie d’échange… Après quatre heures d’interminables palabres sur le tarmac (« fixe minutes, yes, yes, only five minutes »), en lieu et place du précieux  sésame, nous voilà équipés d’un pseudo-badge décoratif autour du cou. Un badge « crew » : « Le badge à pigeon ». Un badge qui nous permet ( après de très longues heures de vols en provenance d’Egypte) de rester sur place des heures durant, sans boire , ni manger, sans même pouvoir regagner nos ULM garés à Trois cent mètres de là, devant le regard méprisant et narquois des policiers, de mèche, qui nous parlent avec moins d’élégance que vous ne parleriez à votre chien. Entre-temps nous avons tout de même pu faire le plein de nos appareils. L’occasion de se rendre compte qu’un pompiste lybien ne sait pas compter ou plutôt qu’on ne peut pas compter sur un pompiste libyen. Les 280 litres d’Avgas  à deux dollars vingt (prix convenus) se transforment dans la facture de notre agent en 333 litres à deux dollars 65 le litre. Nous sommes tombés dans le guet-apens libyen. Et ce n’est qu’un début. La nuit tombe sur Bengazi et nous quittons enfin l’aéroport miteux de ce pays en décrépitude pour rejoindre le plus bel hôtel de la ville. Un édifice imposant d’architecture soviétique où tout transpire la tristesse. Hormis l’accueil souriant d’un groom local ayant appris le français et qui espère fuir bien vite son pays pour l’Europe,  nous avons droit aux regards perplexes des gens du cru, à un accueil redoutablement glacial…  Il est convenu que le lendemain nous nous lèverons tôt pour repartir vers Tripoli. L’agent nous enverra un taxi à l’hôtel.  Le taxi de fait arrivera. Et nous conduira vers l’aéroport où, nous explique le « sous-agent », tout sera différent. Vu les désagréments de la veille, en une demi-heure tout sera réglé et nous pourrons décoller sans ambages vers Tripoli. Vaste mascarade. Arrivé devant l’aéroport, notre agent nous explique qu’il faut lui payer ses services avant de pouvoir récupérer nos passeports et pénétrer dans l’enceinte. Il nous présente la facture… plus salée que la mer rouge. Pour nos moustiques du ciel il nous réclame des taxes d’atterrissage de 800 euros par appareil. Ce qu’on réclame à un Boeing 747 nous confiera un pilote luxembourgeois de passage ; « mais payez » nous conseille-t-il… Sinon ce sera le début de très gros ennuis et de nous raconter que depuis que la Suisse a arrêté brièvement le fils Kadhafi  pour une affaire de maltraitance, trois ressortissants suisses (qui n’avaient rien à voir avec cela) ont été arrêtés et attendent depuis treize mois de pouvoir regagner leur pays, leur famille… Nous payons donc…  Et décidons  de ne plus faire étape à Tripoli. Nous remplirons nos nourrices rétractables de fuel pour allonger la distance et joindre directement la Tunisie. Une fois mais pas deux…  Il aura fallu quatre nouvelles heures de discussions pour monter dans nos cockpits et décoller pour une très longue étape de 800 kilomètres dont 700 au dessus de la mer… Qu’importe nous voulons fuir ce pays dont la côte Est n’offre sous nos ailes qu’un désert sans âmes, des maisons pauvres, quelques usines imposantes, les quelques gratte-ciel tristounets de Tripoli. Seules les vagues de l’océan offrent quelques reflets turquoise de toute beauté… Nous quittons la clique de Monsieur Nasser  qui, ultime vexation que nous apprendrons à notre arrivée en Tunisie, ne transmettra à Djerba que trois des quatre plans de vol déposés. Notre agent et ses complices n’ont pas plus d’états d’âme à jouer avec la sécurité aérienne qu’à rançonner ceux qu’ils sont sensé aider… En vol nous nous souvenons de ce qu’un contact libyen d’une cinquantaine d’années nous avait dit lors du précédent tour de Lybie en ULM : « Ici le sous-sol appartient à Kadhafi , tout ce qui est sur le sol appartient au fils de Kadhafi » et d’enchainer désabusé « cet homme a gâché ma vie… » ; Comme celle de beaucoup d’autres…  Que représente donc notre pitoyable mésaventure libyenne face à ces destins brisés ? D’innombrables innocents, dont l’immense malheur est d’être né ici, sont à coup sûr les premières victimes du guet-apens libyen.