En deux temps trois mouvements vers la mystérieuse Birmanie

 C’était en 1911. Un temps que les moins de cinq fois vingt ans ne peuvent pas connaître. Il était là perché sur son étrange monture volante faite de tubes et de toiles. Elégamment ganté, le couvre-chef en cuir surmonté des traditionnelles lunettes d’aviateur, la moustache proéminente et la détermination dans le regard. Le belge Charles Van Den Born est à cette époque le tout premier aviateur  à survoler le ciel thaïlandais. Sept ans à peine après un premier vol historique en Caroline du Nord. VDB devenait un héros et permettait au ministre thaïlandais de la guerre de devenir le premier pilote thaï de l’Histoire…

Près de cent ans plus tard, Nous sommes là. Modestement. A bord de montures de tubes et de toiles rudimentaires qui, il est vrai, peinent à justifier le siècle d’écart qui nous sépare du héros VDB.  Point de moustaches ou de gants mais la même détermination dans le regard. Hasard ou troublante coïncidence, c’est d’une célèbre base militaire thaïlandaise que nous décollons. U Tapao à environ 150 kilomètres de Bangkok.   Les carcasses de gros porteurs et de petits Cessna largueurs de bombes dorment depuis des lustres sur le tarmac brûlant. Sur leurs flancs, le blason de la Thaï Navy.  Pneus crevés, pare-brise brisés et la brise fine qui feint l’illusion d’un envol imminent. Ces ruines ne voleront plus. Leurs cockpits ont été pillés. Nos petits ULM garés juste à côté eux sont en état de marche. Ready for departure.  Nous sommes six réunis sous la bannière du Earth Challenge (Alexandre Gallina nous rejoindra à Jaïpur, en Inde dans treize jours). Bannière blanche et bleue : Un splendide drapeau que nous a ramené Pierre Hallet. Six « VDB » des temps modernes prêts à humer les sensations d’un autre âge au dessus de l’ex Royaume de Siam. Il est neuf  heures lorsque nos montures s’envolent vers la baie de Bangkok. « La cité des anges » dans la langue du pays est un monstre urbain de plus de dix millions d’âmes. Un flux incessant de voitures et de motos ; brouhaha de moteurs qui pétaradent en tout sens. Nuées de gaz d’échappements qui s’éparpillent dans l’air étouffant de l’après-midi ;  quarante degrés à l’ombre  et pas l’ombre d’un doute : Bangkok suffoque sous cette pollution qui, quand on s’éloigne, nous offre son smog généreux d’où émergent des gratte-ciel. Nous laissons Bangkok à l’est. Nos ULM longent cette côte plate si vulnérable aux brusques marées et aux intempéries. Pour protéger les mangroves englouties au gré des ans, on y plante des bambous par milliers; fragile palissade d’une forteresse en détresse. Nos ailes surplombent d’énormes bassins d’aquaculture. Magnifique navigation préparée pour nous par Olivier Stul qui partage le cockpit avec Jean-Claude Materne. Jean Penninckx et Pierre Hallet pilotent les deux ULM cargos. Je fais équipe avec Olivier Ronveaux. 448 Nautiques, 829 kilomètres de vol dont 180 au dessus des mers. Un vol en formation au dessus de la plaine pour rejoindre la rivière Kwaï et son célèbre pont.   Cet ouvrage construit en 1942 par des prisonniers de guerre sous commandement japonais.  Olivier et moi-même voltigeons en 360 degrés pour immortaliser ce passage des « héritiers de VDB » au dessus de cette rivière d’où s’évade la jungle. Du marché flottant de Damnoen Saduak au majestueux lac Nasuan, en passant par Kanchanaburi, des pagodes s’élèvent paisibles de ce temple de verdure. Les eaux immenses du lac Chong Sadao retenues par un gigantesque barrage nous mènent vers les montagnes vertigineuses de Huai Kayeng. Instants fébriles avant de rejoindre la frontière birmane. La mystérieuse Myanmar nous tend les bras. Une chance inouïe de survoler ce pays cadenassé par la junte militaire. Et du ciel une évidence : Le Myanmar aux sous-sols riches en minerais ou en uranium croule sous la pauvreté. De rudimentaires maisons de tôles ou de bois parsèment la jungle. De brinquebalants villages de pêcheurs font face à l’immense océan. Combat inégal qui se transforme en carnage lorsque les éléments se déchainent. Comment oublier qu’ici en mai 2008 le cyclone Nargis fit 140 Mille victimes ? L’âme des morts hantent ces paysages d’un autre temps. Des rizières d’un vert ou d’un jaune éclatant. D’immenses filets de pêche qui, telles des raies de tissus, tendent leur bras immenses sur les plages et les rivières des alentours. Pas une voiture ou un signe de modernité à l’horizon. Cinq heures d’un vol haletant se sont écoulées. La tour de contrôle de l’aéroport international de Yangon nous autorise à atterrir en formation sur l’immense piste. Dans ce pays militaire à la si fâcheuse réputation, l’accueil sera souriant. Les douaniers se font photographier devant nos étranges avions. « Jamais je n’ai vu cela » me glisse le responsable de l’aéroport venu nous accueillir. Comme ce le fût, en 1911 lorsque Charles Van Den Born survola en pionnier la Thaïlande,  l’étonnement est  dans tous les regards. La petitesse de nos braves ULM provoque même l’hilarité de certains curieux, se tapant la main sur le genou pour évacuer cet énorme fou rire tombé du ciel.  Deux heures de paperasseries administratives plus loin, nous arpentons les rues de Rangoon ; Nos regards distraits par de splendides pagodes, par les coups de sifflet des policiers gantés, casqués, placés à chaque carrefour. Discrètement, tous les 500 mètres, des militaires, mitrailleuse à la main,  rappellent à ceux qui l’ignoreraient que le Myanmar est le pays de la liberté bridée ; comme le moteur de certains modèles de voitures… Les murs décrépis d’immeubles coloniaux,   tout ici nous propulse plus d’un demi-siècle en arrière. Le Myanmar. L’ex-Birmanie. Une étrange machine à remonter le temps que nous arpenterons demain. Un temps que les moins de trois fois vingt ans ne peuvent pas connaître…